- Prolégomènes.
Débarqué le 1er mars 1815 à Golfe Juan, Napoléon s’installe aux Tuileries le 20 mars après un parcours de reconquête pacifique de 20 jours. Une de ses principales activités est de reconstruire rapidement une armée impériale capable de s’opposer à une invasion des alliés. Cette mesure est sage puisque, les 13 et 25 mars, les délégués des puissances européennes réunis en congrès à Vienne le déclarent hors la loi. Ce n’est que le 12 mai que les puissances alliées déclarent officiellement la guerre à la France impériale. Il s’agit donc pour l’empereur de réussir à constituer son armée dans les meilleurs délais, quelle que soit la stratégie qu’il décidera.
Il n’avait que deux options : soit la défense du territoire, en tentant de battre successivement les armées ennemies qui se présenteront, soit l’attaque en allant chercher le contact hors des frontières. C’est la seconde option qu’il choisit. Il serait fort imprudent d’avancer un avis sur la pertinence de l’une et l’autre option : la défense du territoire national pouvait motiver la population en suscitant une levée en masse spontanée, mais elle pouvait également décourager profondément, comme en 1814 ; l’attaque à l’extérieur pouvait caresser l’orgueil national en cas de victoire, mais également provoquer des défections contre « l’ogre assoiffé de sang ». N’oublions pas que le pouvoir tout neuf de l’empereur résulte d’un coup d’Etat puisqu’il avait par son abdication délié l’armée et l’administration de tout serment et que les militaires en service venaient de jurer fidélité au roi. La défaite nous interdira à tout jamais de connaître cet avenir inexistant.
La campagne de 1815 a fait l’objet d’une foule de commentaires différents, les écarts étant le plus souvent justifiés par l’analyse des intentions des responsables qui sont pour la plupart inconnues à l’exception des grandes lignes et qui varient en permanence compte tenu des circonstances. Cette méthode a pour défaut majeur d’accuser gratuitement des officiers, en particulier Ney et Grouchy qui semblent pourtant avoir exécuté des ordres en s’impliquant au maximum. Nous tenterons donc d’éviter toute dérive d’imagination en relatant les faits.
- Préludes à la campagne de 1815
La campagne de 1815 débute le 15 juin. La nouvelle armée impériale a donc été constituée en moins de 90 jours avec les efforts conjugués de l’Empereur et du maréchal Davout, ministre de la guerre. C’est un exploit car il fallait réunir, réorganiser, réarmer des troupes démobilisées ou disséminées sur tout le territoire. On parle généralement d’une armée portée à l’effectif de 170 000 hommes composée essentiellement d’anciens soldats des dernières campagnes dont beaucoup n’étaient que peu expérimentés et de recrues. La Garde seule a pu retrouver ses structures anciennes, bien qu’incomplètes ; les autres formations sont issues de régiments existants ou nouvellement créés qui devront manœuvrer au sein de grandes unités qui ne possèdent aucune tradition. Une caractéristique : seuls les partisans inconditionnels de l’empereur ont rejoint et la troupe ainsi que les officiers d’encadrement sont totalement dévoués ; il n’en va pas de même avec les plus hauts gradés qui ont perdu la foi en 1812 et dont la majorité a dû se plier à la décision des soldats. Il est important de comprendre que l’enthousiasme des uns ne compense pas le manque d’expérience général et la volonté douteuse de quelques autres.
En juin 1815, les forces théoriques disponibles des alliés sont évaluées entre 500 et 600 000 hommes. Mais le plus grand nombre est soit éloigné, soit en cours de constitution : c’est le cas de l’armée Russe, de l’armée Autrichienne et des contingents des principautés allemandes. Seules deux armées sont constituées : l’armée anglo-hollandaise commandée par le duc de Wellington évaluée à 110 000 hommes et l’armée prussienne commandée par le feld maréchal Blücher forte de quelques 130 000 hommes. La première armée est peu cohérente puisque composée d’un tiers de Britanniques débarqués en catastrophe, de soldats hollandais et belges (le royaume de Hollande reconstitué en 1814 inclut la Belgique) et de soldats allemands ; de plus, son chef est expérimenté mais prudent, et il doit collaborer avec le prince d’Orange, commandant en chef des troupes hollandaises, ce qui constitue une difficulté. En revanche, l’armée prussienne est cohérente (même si elle comprend des unités saxonnes et westphaliennes), soudée et commandée par le maréchal « Vorwärz » (en avant !) réputé pour son impétuosité et son acharnement. Grossièrement, l’armée anglo-hollandaise est répartie autour de Bruxelles et l’armée prussienne s’échelonne entre Charleroi et Namur.
C’est donc en toute logique que l’Empereur rassemble sur la frontière Belge une armée évaluée à 125 000 hommes dans le but de faire face à la menace la plus pressante. C’est également avec pertinence qu’il divise ses forces en trois corps avec ordre de joindre Charleroi en empruntant trois itinéraires différents :
- A gauche (au nord) la colonne du maréchal Ney composée dans l’ordre de marche du IIème corps du général Reille (25 000 hommes), suivi par le 1er corps du général Drouet d’Erlon (21 000 hommes) avec les divisions de cavalerie Pire (1 800 hommes) et le corps de Kellerman (3 400 hommes).
- Au centre la colonne commandée directement par l’Empereur composée de la cavalerie du général Pajol, du IIIème corps du général Vandamme (20 000 hommes), de la Garde impériale (20 000 hommes), du VIème corps du général Lobau (10 000 hommes) et des cavaliers de Grouchy (9 500 hommes)
- A droite (au sud) la colonne du général Gérard composée du IVème corps (15 000 hommes) et de la division de cavalerie du général Delort. .
L’armée se met en route le 15 juin :
- La colonne du maréchal Ney démarre vers 16 heures de Solre-sur-Sambre et il marche en tête avec les chasseurs et lanciers de la Garde. Il évite Charleroi en longeant le nord de la ville, via Marchienne, et arrive à Gosselies (8km au nord-est de Charleroi) où il fait reculer des unités prussiennes. Vers 17 heures, il est à Frasnes (9km au nord de Gosselies) où il fait reculer un bataillon du régiment de Nassau qui se replie sur le carrefour des Quatre-Bras (croisement des routes de Bruxelles à Charleroi et de Nivelles à Namur). Ney ne dispose au soir du 15, vers 21 heures, que de la cavalerie de la Garde et d’un bataillon de la division du général Bachelu (IIème corps de Reille) ; l’ensemble bivouaque à Frasnes à proximité des Quatre-Bras. Wellington ordonne à 22 heures un mouvement vers le sud-est qui sera exécuté sans enthousiasme.
- Au centre la colonne de l’Empereur part en fin de matinée de Beaumont et se dirige directement vers Charleroi en passant par Marcinelle. La ville est prise sans combat par la cavalerie vers 13 heures, mais l’infanterie de Vandamme n’arrive que vers 15 heures. Les Prussiens ont reçu l’ordre de retraiter sur Fleurus afin de se regrouper.
- Le IVème corps (colonne Gérard) ne quitte Philippeville qu’en début d’après-midi et n’atteint Châtelet qu’au début de la nuit. Le général de Bourmont, commandant la 1ère division, déserte au cours du déplacement, ce qui affecte le moral des troupes.
Quelle est la stratégie de l’Empereur ?
Cette question fondamentale n’intervient qu’ici car il était nécessaire de connaître l’armée et ses déplacements pour mieux l’apprécier. Le lecteur aura pu remarquer que la colonne confiée au maréchal Ney représente une petite armée qui regroupe 40% des effectifs totaux. Par ailleurs, le maréchal néglige Charleroi pour se diriger en droite ligne sur le carrefour des Quatre-Bras. Cela signifie qu’il a reçu l’ordre de prendre contact avec l’armée anglo-hollandaise. Ici, il existe un mystère : Ney a-t-il reçu dès le départ l’ordre d’attaquer l’armée de Wellington et de s’emparer des Quatre-Bras ou devait-il simplement constituer une sécurité pour l’armée principale en s’opposant et en retardant toute progression anglaise ? Le seul point certain, c’est qu’il reçoit le lendemain 16 juin vers 11 heures l’ordre formel de l’Empereur d’attaquer et de s’emparer du carrefour. Nous pourrons constater au cours de ce récit que les historiens ont décidé de jeter l’opprobre sur les adjoints en épargnant l’Empereur ; c’est ainsi que Ney et Grouchy seront accusés de tous les maux alors qu’ils n’ont fait que se conformer aux ordres et s’adapter aux circonstances, lesquelles étaient particulièrement complexes pour Ney qui prenait au débotté un commandement de troupes à peine formées et non réunies.
La stratégie imaginée par l’Empereur avait donc pour but d’ouvrir deux fronts à la fois, contre les deux armées présentes, au lieu de concentrer ses forces contre la menace la plus redoutable représentée par les Prussiens. C’est une erreur considérable qui sera fatale, c’est aussi une violation du principe de l’économie des forces que Napoléon avait contribué à créer lors de ses premières campagnes. Dès le départ, on peut constater que le chef de guerre n’est plus ce qu’il fut.
On pourra objecter avec raison que, lorsque l’ennemi est représenté par deux armées distantes de moins de 20 km, il est nécessaire de se couvrir contre l’une pour tenter de détruire l’autre. Mais une couverture n’a jamais constitué un second front. Compte tenu des circonstances, l’Empereur devait tenir dans sa main un maximum de forces, alors qu’il les a divisées. Pour être encore plus précis, les ordres donnés aux adjoints sont soit incompréhensibles, soit irréalisables. Pour ce qui concerne Ney, l’Empereur lui commande de s’emparer à tout prix du carrefour des Quatre-Bras puis… de se porter sans délais à Ligny pour envelopper les troupes prussiennes ! A quoi sert de combattre pour emporter un carrefour qu’on doit abandonner immédiatement ? Comment réaliser cet exploit lorsqu’on est en grave infériorité numérique ?
L’armée impériale de 1815 était une armée improvisée constituée d’unités en grande partie privées de cohésion : c’est important de s’en pénétrer car cela explique les multiples erreurs et maladresses qui ont émaillé cette malheureuse campagne. Cette armée n’avait ni les effectifs, ni l’expérience, ni l’organisation nécessaire pour mener des combats loin du général en chef. Elle ignorait les fondamentaux tactiques les plus évidents (utilisation de l’artillerie notamment, mais également de l’infanterie et de la cavalerie), elle s’empêtrait dans ses déplacements, elle était privée de transmissions efficaces, elle ignorait la nécessité du renseignement ; plus grave encore si c’est possible : elle n’était pas réellement commandée.
Le général en chef Napoléon avait ses coutumes : il étudiait longuement le terrain, couché sur des cartes étalées sur le sol, et plaçait de petites figurines en interrogeant parfois les officiers géographes. Lorsqu’il avait pris sa décision, il dictait ses ordres au maréchal Berthier. Berthier était un piètre tacticien, mais il avait l’art de saisir la volonté du chef parfois brouillonne, et de la traduire en ordres clairs qu’il veillait à diffuser à tous les échelons du commandement et des services. Il était un parfait chef d’état-major et surtout le seul capable de s’entendre avec l’Empereur. En 1815, Berthier est mort et son poste est attribué au maréchal Soult, excellent chef de guerre incapable de le remplacer dans cette fonction si particulière. Il en résulte que les ordres issus de l’état-major impérial pouvaient être erronés, déformés, incompréhensibles, ou simplement n’aboutir jamais à leurs destinataires.
La Grande Armée était physiquement et psychologiquement morte en 1812. Le courage, la détermination, l’esprit de sacrifice de la troupe est inutile si nul n’organise les combats de façon satisfaisante. Quoi qu’il en soit, le 16 juin 1815, deux batailles vont être livrées, respectivement au Quatre-Bras par Ney et à Ligny par l’Empereur.
(À suivre)
Général (2s) Jean Theveny