Vinh Yen (du 14 au 17 janvier 1951)

« La seule grande victoire que les Français remporteront jamais en Indochine » ( Lucien BODARD )

En cette fin décembre 1950, dans une Indochine traumatisée par le désastre de la RC 4, la plupart des colonels en charge d’un commandement important attendent avec appréhension l’inspection programmée du nouveau Commandant en chef, le Général Jean de LATTRE de TASSIGNY. Les sous-lieutenants, lieutenants et capitaines ne se font pas trop de soucis car « le Roi JEAN » a annoncé que c’est à leur demande, et pour les sortir du pétrin, qu’il venait en Indochine…

A Vientiane, où j’ai ma « base arrière », le colonel ARNAL, commandant les Forces du Laos, a été vu examinant avec accablement le reflet que lui renvoyait la grande glace de son bureau, le boutonnage de sa veste de « grand blanc » risquant de craquer au moindre mouvement. Avec mes camarades lieutenants, nous prenons des paris sur les conséquences de la prévisible colère delattrienne !

Rentré au camp de Phon Keng où est installé l’état-major du 5° Bataillon de Chasseurs Laotiens auquel j’appartiens, je suis convoqué par le chef de corps qui me tend un télégramme envoyé par FEMIFT (le Grand Etat-Major de Saigon) « Le Lieutenant JAMBON est-il volontaire pour rejoindre son Arme, l’Artillerie ? ». Chef, depuis 18 mois, d’une grosse section d’infanterie opérationnelle ( il y en a peu au Laos ), j’ai parcouru le pays de la Nain Ka Ding à la frontière de Birmanie puis à la frontière tonkinoise, à l’est de Sam Neua, tantôt isolément, tantôt dans le cadre d’une compagnie de marche et je commence à me sentir à mon aise dans cette jungle laotienne malgré qu’elle puisse se révéler terriblement éprouvante. Mais il s’agit d’une offre « que l’on ne peut pas refuser » comme dirait Don Corleone… et je me retrouve en Cochinchine, au 2/10° RAC, dans une batterie équipée de canons de 40 mm Bofors montés sur GMC blindés. Ce canon me convient d’autant plus que j’étais chef de pièce sur ce matériel en 1945. Quant à mon capitaine LASURGERE, dit Arsène, un courant de sympathie est passé immédiatement entre nous, au point que, constatant ma passion pour les armes, il m’a spontanément offert un pistolet japonais (8 mm Mie 94). Las ! 48 heures plus tard, il me fait appeler, très ennuyé : il doit fournir un lieutenant au GACAOF (Groupe d’Artillerie Coloniale de l’AOF) qui « monte » au Tonkin. Son Chef de Corps a désigné l’un de ses officiers « bien installé, lit à deux places avec oreillers brodés, frigo à pétrole et … bientôt rapatriable ». S’il y avait un volontaire, ça arrangerait tout le monde… L’offre tombe d’autant mieux que j’avais envie de connaître le Tonkin où, dit-on, tout va se jouer.

Le surlendemain, je suis sur le cargo « l’Espérance » qui fait route vers Haïphong dans une mer particulièrement agitée. Les canons anglais de 88 mm (25 pounders : désignation à l’ancienne indiquant le poids du projectile) du GACAOF ont été soigneusement amarrés à fond de cale : ils ne subiront aucune avarie pendant la traversée. Encore 2 jours et nous rejoignons le Groupe Mobile N°3 (GM3). Deux batteries de tir et la batterie de commandement et des services (BCS) prennent position près de la citadelle de VINH YEN, la 3° batterie (la mienne) s’installe près de PHUC YEN pour un appui réciproque avec les deux autres batteries. Dès l’arrivée, le capitaine PIEBOURG, qui veut sans doute me tester, me demande d’accrocher un tir sur la pile centrale d’un pont détruit de l’ancienne voie de chemin de fer du Yunnan. C’est facile car nous avons reçu d’excellentes cartes au 1/25.000°. De surcroît, j’ai un coup de pot : la 2° rafale écorne la pile ! Dubitatif, le capitaine se demande visiblement s’il s’agit de chance ou de talent. Je n’ai pas encore réussi mon examen de passage ! Nous apprenons enfin la composition du GM3 : le GACAOF (commandé par le Chef d’escadron COULON), un peloton de blindés légers du 1° Chasseurs, le 1° Bataillon Muong (Capitaine MAGDELIN), le 8° Groupement de Spahis à Pied (8° GSAP, Commandant DELUC), le 3° Bataillon du 2° Régiment de Tirailleurs Marocains (3/2 RTM) et, pour diriger le tout, un certain Lieutenant-Colonel VANUXEM. « Merde ! » éructe sur un ton dégoûté le brigadier BERSIHAND « ils nous ont foutu un Binh Xuyen ! comme si n’y avait pas assez de français pour commander le GM ! ». En fait, on ne connaît personne, pas plus les chefs que les unités. Quelqu’un raconte que le 8° GSAP traîne une réputation de « scoumoune » tenace, que le 3/2 RTM est un excellent bataillon et que le 1° Muong ne vaut pas grand chose car il est surtout encadré par des « to-lang », leurs chefs traditionnels.

Pendant quelques jours, rien ne se passe si l’on excepte une tour en briques, entre HUONG CANH et VINH YEN, qui disparaît soudain du paysage : la veille, au cours d’une liaison avec l’Etat-Major du Groupe, j’avais remarqué le supplétif qui montait la garde, armé d’un magnifique fusil Mauser. Le lendemain, il n’y avait plus qu’un gros tas de briques. Interrogé, le sympathique lieutenant antillais, qui m’approvisionne en cartouches de 22 Long Rifle puisées dans le magasin du Secteur, y était allé de son coup de bluff : « Ce n’est rien ! Ici, au Tonkin, les tours ça va, ça vient… ». En somme, nous, les « nouveaux », nous avons tout à apprendre !

Et puis, dans la nuit du samedi 13 au dimanche 14 janvier 1951, soudain, tout s’anime. Alerte générale : le poste de BAO CHUC, tenu par une compagnie de sénégalais ( capitaine MAURY), à une douzaine de kilomètres au nord/nord-ouest de VINH YEN, subit l’attaque massive de nombreuses unités Viêt Minh. Le GM 3 ne veut pas prendre le risque d’une action nocturne et ses unités d’artillerie les plus proches de BAO CHUC, soit les 1° et 2° batteries du GACAOF, en position près de la citadelle de VINH YEN, sont en limite de portée. Elles se bornent donc à envoyer quelques « massues » ( 4 coups par pièce sur hausse unique pour les deux batteries tirant simultanément) au sud du poste et encore font elles cela « à l’aveuglette » car il n’y a pas de DLO (Détachement de Liaison et d’Observation comprenant 1 officier d’artillerie doté de moyens radio spécifiques) avec les fantassins du poste. Par contre, l’intervention de l’ensemble du GM 3 doit démarrer à l’aube.

La 3° batterie reçoit l’ordre de rejoindre VINH YEN au lever du jour. Nous faisons mouvement comme prévu et lorsque nous arrivons près de la citadelle, le capitaine PIEBOURG envoie le lieutenant BEAL en DLO auprès du commandant du 3/2 RTM qui s’apprête à démarrer derrière les deux autres bataillons : le 8° GSAP en avant et à gauche (DLO : lieutenant CREUX), le 1° Muong à droite, un peu en retrait (DLO : lieutenant SOULIE dit La Godasse). Pour ma part, je dois prendre les 4 canons, 1 GMC chargé de munitions, la roulante… et le chef comptable (Maréchal des logis chef CADRO), et avec le renfort d’une section du 3/2 RTM pour étoffer ma défense rapprochée, « pousser en avant » de quelques kilomètres afin de « coiffer » largement le poste de BAO CHUC. En fait, je « pousse » largement et trouve une excellente position près de la tour de DAO TU, à moins de 6 kilomètres de BAO CHUC. De là, j’ai des vues lointaines sur la grande rizière qui s’étend au nord. La petite garnison de la tour s’est absentée…

La mise en batterie s’effectue conformément aux « traditions » du GACAOF : pas de goniomètre boussole (laissé à la base arrière d’Hanoï) mais utilisation de l’excellente boussole anglaise à bain d’huile et prisme rétroviseur (compass MK III. Précision : 1/2 degré) pour la mise en direction : c’est très rapide et suffisamment précis. Les chefs de pièce et leurs canonniers « sénégalais » sont remarquablement efficaces et, cerise sur le gâteau, les chefs de section sont deux adjudants-chefs blanchis sous le harnois : HETTINGER, maigre et tanné comme du vieux cuir et QUERCY, trapu et sanguin. Ils se racontent l’époque où ils étaient en poste aux approches du désert de Gobi et je les soupçonne de monter un coup pour tester leur jeune lieutenant.

A peine installés, nous recevons les premières demandes de tir. C’est à environ deux kilomètres au sud ouest de BAO CHUC, au profit du 8° GSAP Nos tirs d’efficacité se font par rafales de 4 coups par pièce à cadence maximum et nos canonniers sont si performants que les 16 obus arrivent sur l’objectif dans un roulement continu. Et puis il se passe quelque chose d’inquiétant les tirs demandés se rapprochent de nous … jusqu’au moment où c’est le silence radio. Nous n’avons plus de liaison avec nos DLO !

Au bout d’un quart d’heure, afin de changer les idées des personnels qui commencent à se poser des questions, je rassemble tout mon monde, à l’exception des tirailleurs marocains, pour une mise au point concernant … le port du chapeau de brousse ! C’est un domaine où règne la plus joyeuse fantaisie et, en accord avec le Capitaine, il avait été décidé, quelques jours auparavant, de remettre un peu de rigueur dans le port de cet accessoire vestimentaire. Les explications ne durent que quelques minutes et je fais rompre les rangs. A l’évidence, le stratagème a bien fonctionné : chacun s’emploie à rendre à son couvre chef une forme réglementaire, ce qui pose parfois problème vu le délabrement de certaines coiffures. Un peu à l’écart, mes deux adjudants-chefs semblent mijoter quelque chose. Je suis vite fixé QUERCY arbore un chapeau impeccable… sauf que c’est l’aile gauche qui est relevée. A ma demande de « rectifier le tir » il répond qu’ayant servi dans l’Armée anglaise il avait acquis le droit de porter son chapeau de cette façon. HETTINGER, à quelques pas de nous, affecte un air faussement indifférent. J’avertis QUERCY d’avoir à rejoindre l’Armée française avant midi, faute de quoi je « l’alignerai en solde, en vivres et en tabac ». A midi pile, le chapeau fait demi-tour…

Quelques instants plus tard, nous voyons apparaître plein nord une foule d’hommes en tenue de combat qui se dirigent droit sur nous. Amis ou ennemis ? Ils sont plusieurs centaines et dans un désordre qui n’évoque aucun dispositif de combat. Arrivés à moins de cent mètres, le doute n’est plus possible, ce sont des nôtres et, apparemment, des Nord Africains du 3/2 RTM. Plusieurs d’entre eux n’ont plus leur arme. Dans une pagaille indescriptible, ils défilent devant le front de batterie et certains crient : « Les Viêts arrivent ! Les Viêts arrivent ! ». Rien de pire pour démoraliser une troupe « fraîche » ! Lorsqu’ils ont disparu en direction de Vinh Yen, j’essaie d’évaluer les dégâts • il me semble que quelques Sénégalais sont devenus un peu gris mais personne ne réagit de façon négative. Les deux adjudants-chefs affichent un calme olympien ! Par radio, je rends compte au PC du Groupe et demande la conduite à tenir. Réponse : « Ne bougez pas jusqu’à nouvel ordre ! ». M’attendant à une arrivée massive de Viêts, je vérifie ma défense rapprochée. Et là, mauvaise surprise : la section de marocains a fichu le camp sans que je m’en sois aperçu. Ils n’ont pas résisté au vent de panique qui emportait leurs coreligionnaires. Du coup, je resserre mon dispositif, fais charger dans les tracteurs de pièce le matériel non indispensable au tir et préparer 10 coups fusants par pièce, réglés sur la distance minimum. Ce qui équivaut au fameux « déboucher à zéro » de nos légendaires 75 ainsi que me le racontait mon père, chef de pièce sur ce matériel en 14-18. En outre, je fais « ouvrir le faisceau ». Enfin, je rends compte de ce nouvel avatar. Réponse identique « Ne bougez pas jusqu’à nouvel ordre ! ». « Bien reçu ! ».

Et voilà qu’apparaît, plein nord, sur la piste qui vient de BAO CHUC, une auto mitrailleuse M8. A aucun moment je n’envisage qu’elle ait pu être capturée par l’ennemi… L’engin se dirige droit sur nous et s’arrête à quelques mètres de moi. Le jeune lieutenant qui est accoudé à la tourelle me dit : « Je suis le lieutenant d’ARRAS, mes trois autres véhicules ont été bazookés et moi-même j’ai reçu un coup de SKZ. Comme nos fantassins avaient décroché et que, tout seul, je ne servais plus à rien, je me suis replié. ». Lorsqu’il se redresse, je remarque à son ceinturon un poignard non réglementaire dans un fourreau de cuir « vert ». Je suis saisi d’admiration pour ce jeune officier qui, dans la plus glorieuse tradition de la Cavalerie légère, a protégé – tout seul – la retraite de l’infanterie et s’excuserait presque de n’avoir pu faire davantage ! Il me dit ensuite que les Viêts ne vont pas tarder à se manifester et que je risque de me faire prendre mes quatre canons. Je lui réponds que je suis au courant de la situation mais que les ordres sont de rester sur place. Par contre, s’il acceptait de s’embosser avec son AM à proximité de la batterie, cela me serait d’un grand secours au cas où je devrais « relever de batterie » sous le feu. Il accepte de bonne grâce et cela me remonte le moral.

L’attente continue. Pas un Viêt à l’horizon mais je les « sens » tout près… Soudain, une jeep venant de Vinh Yen apparaît dans un nuage de poussière. C’est le Capitaine PIEBOURG qui vient me donner l’ordre de me replier. Il me demande de prendre la tête de la colonne de batterie. L’idée de « foutre le camp » le premier me déplaît au point que, d’une façon un peu puérile, j’affecte de mal comprendre et dis à mon chauffeur DJIBRIL KONE de dégager de 200 mètres environ avec la jeep en direction de VINH YEN et de m’attendre. Lui aussi a sans doute mal compris : il ne s’arrêtera qu’à VINH YEN ! Dès que les tracteurs de pièce s’approchent des canons, la rizière qui l’instant d’avant semblait vide se couvre de Viêts. Ils tirent tout en courant vers nous mais leur tir mal ajusté ne nous cause aucune perte à part deux pare-brise de GMC. Notre riposte est instantanée : les 40 coups fusants « débouchés à zéro » partent en moins de deux minutes. Les « coups de hache » dans la rizière sont impressionnants et quelques éclats de culot vrombissent au dessus de nos têtes ! Les Viêts semblent disparaître du paysage, nous espérons qu’ils resteront plaqués au sol le temps nécessaire pour accrocher les canons. Tout se passe bien pour les trois premières pièces mais, pour la quatrième, les servants ont déjà sauté dans le camion et ce sera le seul moment de panique. Il n’y a plus personne pour accrocher la pièce ! Personne ? C’était compter sans l’adjudant-chef QUERCY qui se précipite tout en hurlant ses ordres au chauffeur. Il parvient, tout seul, à accrocher le canon mais n’a que le temps de sauter à cheval sur la culasse et se cramponner au bouclier car l’attelage démarre sèchement sous une pluie de balles. Les Viêts se sont ressaisis… Pour ma part, je grimpe au passage dans le Dodge 6×6 du Chef CADRO et nous nous arrêtons, cinq cent mètres plus loin, pour récupérer « Toutoune », la chienne mascotte de la batterie que les Viêts auraient sûrement invitée à dîner…

Arrivés à proximité de la citadelle, c’est un spectacle de désolation qui s’offre à nous : quelques centaines d’hommes rassemblés comme un troupeau de moutons apeurés tournent en rond, sans but précis. Personne ne donne d’ordres et certains s’installent au gré de leur fantaisie. Notre batterie, bien regroupée, prend position après avoir fait déménager quelques éléments hétéroclites, orphelins de leur unité. N’ayant rien de précis à faire, je parcours le terrain en quête de je ne sais quoi lorsque j’aperçois le Lieutenant-Colonel VANUXEM qui me fonce dessus et me dit, avec un large geste du bras : « Tous les fuyards qui arrivent par cette digue, je te les donne ! Tu m’organises la défense face à cette direction ! ». Sans attendre ma réponse, il s’en va vers la citadelle dans laquelle il disparaît… Me voilà coincé entre le chef du GM et mon capitaine qui n’appréciera pas cette immixtion dans son domaine de responsabilité. En attendant, j’exécute l’ordre que je viens de recevoir ou, tout au moins, je tente de le faire…Trois hommes arrivent par la digue. Ce sont des Nord Africains ; ils ont leurs armes et leurs outils individuels. Je leur indique l’endroit précis où ils doivent creuser leur trou et la direction à laquelle ils doivent faire face. Ils obéissent de mauvaise grâce. Mais voici quatre autres soldats qui apparaissent sur la digue. Ils marchent très lentement et je vais à leur rencontre. Ce sont des Muongs auxquels j’essaie d’expliquer ce que j’attends d’eux. Celui qui, curieusement, a placé ses mains à l’intérieur de sa veste, chacune dans l’emmanchure opposée, prononce quelques mots : «C’est moyen blessés, c’est tous blessés ! » En y regardant de plus près, je constate qu’il a, dans chaque épaule, une blessure par balle qui a traversé sans faire de gros dégâts apparents. Les trois autres sont aussi atteints de blessures diverses. Ils sont d’un calme impressionnant et ne semblent pas souffrir ce qui me rappelle mes chasseurs laotiens. Je les emmène jusqu’à la citadelle où opère une antenne chirurgicale. A mon retour je constate la disparition de mes trois marocains. Ecœuré, je rejoins ma batterie.

J’y retrouve le lieutenant BEAL, très éprouvé. Il vient d’arriver après une course-poursuite épuisante, les marocains devant, les Viêts derrière. Tenant son précieux poste radio SCR 610 par le cordon (!), il n’a pu ramener tout son DLO : son ordonnance, le brave KOUROUMA SAYON, a été capturé. Quant au brigadier BERSIHAND, il a brusquement décidé de s’arrêter et de faire face : « Moi, je ne me taille pas devant les viêts ! ». BEAL tente, par tous les moyens, de le faire changer d’avis. Peine perdue. Comme les Viêts se rapprochent, il se résigne à l’abandonner, embusqué derrière un petit arbre, son fusil Mie 36 au poing…

Et puis BEAL me raconte brièvement ce qu’il a vu de la bataille au début, le 8°GSAP est engagé sur la gauche du dispositif, là où la « route » vers Bao Chue longe un canal. Se heurtant à un gros bouchon Viêt qu’il estime pouvoir faire sauter, il demande un appui d’artillerie aussitôt accordé mais, apparemment, inefficace. Le 1° Muong se porte alors sur la droite, sans doute pour tourner le dispositif ennemi. Le 3/2 RTM reste en réserve. Jusque là, le GM 3 semble avoir un adversaire à sa taille. Et, brutalement, les choses se gâtent des niasses innombrables d’assaillants apparaissent dans toutes les directions ! Un spectacle hallucinant ! De tous côtés, dans un désordre apparent, des groupes de combattants se ruent sur les nôtres. BEAL envoie plusieurs rafales de batterie qui tombent en plein sur les Viêts. Lorsque la fumée se dissipe, les assaillants sont toujours debout, apparemment invulnérables ! On avait bien parlé de munitions de rebut à propos percutants « touchés » en arrivant au Tonkin. Le lieutenant BEAL dit que les obus se fragmentent en quelques gros éclats dont la plupart restent dans la souille. Heureusement que les fusants, venus avec nous de Cochinchine ont bien fonctionné lors de notre décrochage ! Pour BEAL, l’échec du coup d’arrêt que l’artillerie aurait pu fournir donne le signal d’un repli précipité : il n’a que le temps de démonter son poste radio et de déguerpir, précédé par les tirailleurs du 3/2 RTM qui se sont débandés après avoir reçu une dégelée d’obus de mortier. Leur chef de corps, blessé à la tête, essaie de les rallier, en vain. Il erre quelque temps sur le champ de bataille, levant parfois les bras au ciel en disant : « Mon bataillon ! Mon bataillon ! » puis se laisse emporter par le flot des fuyards. Nous apprendrons plus tard que les Viêts étaient au nombre de 27 bataillons ! Sachant que les bataillons Viêts ont un effectif plus élevé que les bataillons français, nous retrouvons le rapport de forces cher au « général » GIAP soit dix contre un ! Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait balayé aussi facilement le GM 3 dont les pertes atteindraient 800 hommes (nombre confirmé plus tard par la presse)…

Le bruit court que des fuyards égarés, poursuivis par les Viêts, se sont retrouvés au sud du « lac en Y grec » et que mon « petit co » (camarade de promotion) le lieutenant du Génie NOUAILLE-DEGORCE, a réussi à les récupérer sous le feu avec ses bateaux US à fond plat. Ce fait d’armes nous remonte un peu le moral. Mais, à l’approche du crépuscule, les mines s’assombrissent plus vite encore que le ciel. Nous pensons que les Viêts vont nous « liquider » sans la moindre difficulté dans le courant de la nuit et chacun s’installe à son idée pour livrer son dernier combat. Personnellement, je récupère la mitrailleuse Reibel (MAC 31 Al sur affût MAS 45) de la batterie pour laquelle il reste un chargeur « camembert » plein (150 cartouches) et l’installe près de mon command-car de lieutenant de tir, face à la direction d’arrivée probable des Viêts, me couche sous le véhicule avec une musette de grenades D 37 à portée de main, et m’endors…

Réveillé en sursaut par un vrombissement d’avion, je me fais une grosse bosse sur l’arbre de transmission du command-car et m’extrais de sous mon véhicule, un peu ahuri car il fait grand jour. Un Dakota tourne en rond à basse altitude et parachute divers matériels. Je remarque une grosse roue qui doit être destinée à une automitrailleuse. Et puis des caisses que récupèrent nos canonniers, des coups complets de « 25 pounders ». Mon ordonnance, MAMADOU SIDIBE, un grand diable de sénégalais, me tend un quart de «jus » avec un large sourire. Je réalise alors que nous sommes vivants, que les-Viêts n’ont pas attaqué cette nuit et que nous allons peut-être nous sortir de ce mauvais pas. Tous ceux qui m’entourent pensent certainement la même chose car ils affichent des mines réjouies.

C’est alors que surgit un King Cobra. Il pique, au nord de notre position, sur l’un de ces mamelons qui annoncent les premiers contreforts du TAM DAO. Une boule de feu explose au sommet et soudain, c’est tout le mamelon qui est en flammes ! A la jumelle, on distingue des hommes qui courent à la périphérie du brasier. Des Viêts sans le moindre doute ! Nous venons d’assister à la première utilisation du napalm en Indochine… Après ce premier King Cobra, un autre, puis un autre, puis un autre encore ! Ensuite des Bear Cat prennent la relève. En quelques heures, ce sont tous les mamelons, tous les pitons contrôlant au nord, d’une certaine façon, l’accès à VINH YEN par la RC 2 qui s’embrasent. On s’arrache les jumelles pour jouir du spectacle. Une sorte de revanche… Et pendant ce temps les Dakota continuent de tourner, parachutant vivres, munitions, matériel. L’espoir se renforce. D’autant plus qu’un bataillon de parachutistes venant du sud après avoir sans doute cheminé par les digues longeant le fleuve Rouge vient s’installer à l’ouest du GACAOF. Il s’agit du 1° GCCP où je rencontre un « petit co », le lieutenant Gratien DANJAUME que je complimente pour sa magnifique tenue toute neuve, couverte de poches et de boutons pression. L’intendant qui l’a débloquée a sans doute entendu parler des légendaires colères du « Roi JEAN » voyant ses « héros » vêtus de haillons ! Une heure plus tard, c’est un DANJAUME furieux qui débarque à la batterie. « Tu diras à tes coulibaly (sic) qu’un officier de parachutistes, ça se salue tout comme un officier d’artillerie coloniale ! ». Je m’en sors par une pirouette : « Ta tenue est tellement superbe…et compliquée qu’ils n’ont pas distingué tes galons parmi toutes ces poches et ces boutons pression ». Le lendemain, son bataillon est engagé pour conquérir… et tenir la cote 210 où se dérouleront de furieux combats. Je ne reverrai pas DANJAUME, tué à Xuom Sui le 10 décembre 51, sans avoir eu le temps d’user sa magnifique tenue de combat… Sa Légion d’Honneur, à titre posthume, rehaussera l’éclat de celles que l’on obtient « par brigue ».

On raconte que le GMNA (Groupe Mobile Nord Africain : GM/64 RA, 2/1 RTA, 2/6 RTM, 4/7 RTA) vient à notre secours en s’emparant successivement, après neutralisation au napalm, des hauteurs qui dominent au nord la RC 2. Mais voilà qu’éclaté une nouvelle incroyable : de LATTRE arrive ! Son Morane va se poser dans quelques minutes (il est 16 heures 25) sur la piste rudimentaire située à l’est/nord-est de la citadelle, sous le feu des mitrailleuses et des mortiers Viêts. Aussitôt, c’est le branle-bas de combat : nous pointons nos canons en direction des crêtes qui dominent la piste et déclenchons un feu d’enfer. Les objectifs sont tellement proches que nous procédons par « visée dans l’âme » (Eh oui, les canons ont une âme !). J’ignore si nous tuons beaucoup de Viêts mais nous soulevons une telle poussière que l’ennemi ne doit pas voir grand chose. Ça y est ! l’avion arrive et se pose très vite, en tanguant un peu. De LATTRE en descend, sans se presser, suivi d’un personnage dont nous saurons plus tard qu’il s’agit de SALAN. Le « comité d’accueil » qui se précipite à sa rencontre essaie visiblement de presser le mouvement en direction de la citadelle. Le « Roi JEAN » n’en a cure : il s’arrête à tout moment et, la canne entre ses jambes, se balance d’avant en arrière comme s’il s’agissait d’une simple promenade. Ce spectacle nous insuffle un enthousiasme extraordinaire ! Envolées les peurs de la veille ! Disparu le spectre de la défaite ! Nous avons enfin un Chef, un vrai, qui va nous conduire à la victoire ! J’ai l’impression de vivre un moment historique. Jamais je n’aurais imaginé que le panache, le mépris du danger, l’élégance, « la gueule » du Grand Chef puissent avoir une telle influence sur le moral des troupes ! Le renfort de plusieurs bataillons n’aurait pas produit plus d’effet.

Un peu avant la tombée de la nuit, de LATTRE et SALAN repartent. Nous cherchons à savoir ce qui s’est passé à l’intérieur de la citadelle : VANUXEM se serait fait engueuler, d’abord parce que l’intérieur de l’édifice, encombré de morts et de blessés, est d’une saleté repoussante, ensuite… parce qu’il s’est fait étriller par l’ennemi ! Ce qui est ­délibérément -d’une grande injustice mais bien dans la manière du Roi JEAN (si, toutefois, la chose est exacte). De toute façon, la visite fait beaucoup « causer » alors qu’une nouvelle nuit de tous les dangers commence pour un GM 3 décimé, tout à fait conscient – malgré un moral retrouvé – de constituer une sorte d’appât à la merci d’un revirement de GIAP. Et voilà que, vers quatre heures du matin, se produit un événement inimaginable. Une longue colonne de camions, tous phares allumés, arrive par la RC 2, en provenance de PHUC YEN ! Le long serpent de feu est stoppé à faible distance par un petit pont détruit dont la remise en état aurait due être prioritaire. Personne ne comprend pourquoi les Viêts n’ont pas anéanti ce convoi. VANUXEM envoie aussitôt une puissante protection et fait procéder au déchargement des GMC dont les cargaisons sont acheminées par coolies jusqu’à la citadelle puis réparties entre les unités. Coté « munitions », le GACAOF est maintenant paré !

Et c’est heureux car, dès le lendemain 16 janvier, reprennent de furieux combats pour la défense de tous les pitons conquis la veille grâce au napalm. Ce sont, essentiellement, les cotes 157, 101, 83 et, la plus importante, celle qui connaîtra les affrontements les plus sanglants, la cote 210. C’est au sud de cette position que mon « petit co », le lieutenant Yves de SESMAISONS, chef de section à la 3° compagnie du 2/6 RTM, sera grièvement blessé et fait prisonnier pendant la nuit du 16 au 17. Pour ma part, confirmé dans mes fonctions de lieutenant de tir, j’envoie pas mal d’obus sur la cote 83 sans que les Viêts tentent quoi que ce soit pour nous compliquer la tâche. Nous redoutions quelques « dégelées » de mortiers mais il semble que l’ennemi ait affecté tous ses moyens à la conquête des pitons qui sont la clef de la RC 2. Et parmi ces pitons, celui dont GIAP veut absolument s’emparer, c’est 210 renforcé par un bataillon de parachutistes, celui de DANJAUME. Dès la nuit tombée, une bagarre féroce s’engage entre les paras et des masses de Viêts sans cesse renouvelées. Je tire sans discontinuer au profit des défenseurs de la petite montagne truffée de grottes mais dont les escarpements s’opposent efficacement aux assauts des bô doïs.

Le 17 au matin, un calme impressionnant règne sur l’ensemble du paysage. On s’interroge : les Viêts ont-ils décroché, et dans ce cas la bataille est gagnée malgré la déroute du premier jour, ou s’agit-il d’une feinte ? Le Commandement décide d’aller voir. Une patrouille de reconnaissance est formée avec 4 blindés légers et une jeep DLO. Le chef de patrouille est le lieutenant d’ARRAS et le DLO le lieutenant… JAMBON. Ça y est, j’ai réussi mon examen de passage : je serai DLO jusqu’à la fin de mon séjour, en octobre ! Nous prenons la piste qui mène à BAO CHUC et, chemin faisant, je fais préparer des tirs d’encagement de l’itinéraire. Il faut reconnaître que nous sommes assez « légers » et, dans ma jeep, je me sens plutôt nu. Trois ou quatre kilomètres au nord de DAO TU, alors que nous atteignons le canal, nous essuyons quelques coups de feu tirés d’assez loin par des Viêts apparemment peu nombreux installés à l’ouest du canal. Le lieutenant d’ARRAS riposte avec la mitrailleuse de 30 installée en tourelle de son AM 8. A tout hasard, je prépare un tir mais ne l’exécute pas car l’objectif n’est pas bien défini. Craignant un piège d’arrière-garde, VANUXEM nous donne l’ordre de rentrer, ce que nous exécutons sans problème.

Le lendemain, une opération de plus grande envergure est lancée : objectif BAO CHUC. Les Viêts ont complètement disparu ! Escamotés ! Pas le moindre coup de feu ! GIAP est reparti vers ses zones refuge et peut-être même en Chine pour panser ses blessures, se livrer à l’autocritique et préparer sa prochaine offensive en évitant les erreurs commises à VINH YEN. Je rentre dans le poste de BAO CHUC aux cotés de VANUXEM qui m’a « à la bonne » depuis que j’ai fait une « démonstration » de tir au pistolet. Au milieu de la cour parsemée d’objets hétéroclites, le cadavre sans tête d’un sénégalais allongé derrière un étrange tube de tôle : tout ce qui reste sans doute de la cantine où il avait, depuis le début de son séjour, entassé les « richesses » à ramener au pays. Un coup de SKZ a sans doute vidé la cantine de son contenu projeté sur le malheureux dont la tête a été arrachée au passage. Le spectacle est bouleversant et personne ne risque la moindre de ces plaisanteries que l’on fait surtout pour se rassurer soi-même. Je remarque, épars sur le sol, une vingtaine de détonateurs ce qui montre que les Viêts ne se sont pas attardés après avoir pris le poste.

Les jours suivants sont consacrés à la « dégustation » de notre victoire confirmée par l’estimation des pertes de l’ennemi : 5000 tués et, probablement, le double de blessés dont bon nombre succomberont, faute de soins. C’est d’abord une visite du « Roi JEAN » venu nous féliciter. Il est accompagné d’Albert SARRAUT, grande figure de la colonisation indochinoise, qui s’adresse à nous en premier : « Je viens incliner devant vous mes cheveux blancs ! ». Nous sommes touchés… De LATTRE, qui s’impatientait, prend la suite, s’adressant tout particulièrement à ces « lieutenants et capitaines qui portent l’essentiel du poids de la guerre ». La petite cohorte des officiers supérieurs affecte une indifférence polie. De toute façon, ils sont trop loin pour bien entendre car le « Roi JEAN » nous a pris à part.

Ensuite, le colonel d’ARGENCE, commandant l’artillerie du Tonkin, organise une démonstration de tir fusant effectué au plus près, soit à la distance correspondant à la limite de sécurité (les fusées sont conçues pour interdire le tir en deçà de cette limite). Et comme c’est notre comportement à DAO TU, le premier jour de la bataille, qui est à l’origine de cet engouement pour le « déboucher à zéro », il revient à la 3° batterie de montrer l’impressionnante efficacité de ce tir « de la dernière chance » à la cinquantaine d’officiers d’Etat-major venus d’Hanoï pour jouir du spectacle. La première salve est saluée par des « Oh ! » et des « Ah !» admiratifs poussés par les spectateurs qui se gaussent en voyant les pelotons de pièces littéralement agglutinés derrière les boucliers des canons. Mais voilà que l’un des « crocodiles », pris d’une impérieuse envie, s’éloigne de quelques pas en tournant le dos à ses camarades. Et c’est au moment précis où il commence à se soulager qu’éclaté la deuxième salve dont plusieurs éclats de culot, passant au dessus de la tête des spectateurs, labourent le sol à quelques mètres de lui. Je ne sais pas s’il a pris le temps de refermer sa braguette mais il rapplique au galop en poussant des cris d’orfraie. La démonstration est terminée…

Et voilà que VANUXEM, voulant sans doute valoriser son outil avant le prochain affrontement, décide que nos « sénégalais » devront désormais s’entraîner à… l’escrime au coupe-coupe. Le chef d’escadron COULON est atterré ! Grâce à des trésors de diplomatie, il finit par convaincre VANUNU (comme nous l’appelons affectueusement… entre nous) d’abandonner cette idée. Ce sera la dernière intervention de notre chef de corps arrivé en fin de séjour et remplacé à la tête du GACAOF par le Lieutenant-colonel CORMERY au moment où nos canons de « 25 pounders » sont échangés contre des obusiers de 105 mm HM2 : tout un symbole ! La bataille de VINH YEN est bien finie ; nous n’attendrons pas très longtemps avant de retrouver des hordes Viêts qui auront tiré les leçons de cette première confrontation « à l’européenne ». Mais ceci est une autre histoire…

Le Colonel Robert JAMBON
Retraité des Troupes de Marine